CHAPITRE XXII
Le lendemain matin, le soleil n’était pas levé et un brouillard impalpable planait encore sous les branches des grands chênes que Silk et sire Loup faisaient déjà leurs préparatifs de départ pour la Nyissie, sous le regard affligé de Garion, assis sur un tronc d’arbre.
— Pourquoi cette triste figure ? l’interrogea sire Loup, en emballant des vivres.
— Je voudrais bien que nous ne soyons pas obligés de nous séparer comme ça, expliqua Garion.
— C’est juste pour une semaine ou deux.
— Je sais bien, mais quand même... Garion haussa les épaules.
— Tu t’occuperas de ta tante à ma place, pendant que je ne serai pas là, reprit sire Loup, en ficelant son paquet.
— D’accord.
— Et n’enlève jamais ton amulette. La Nyissie est un endroit dangereux.
— Je n’oublierai pas, promit Garion. Tu feras bien attention, hein, grand-père ?
— Je fais toujours attention, Garion, déclara le vieil homme avec un regard grave, sa barbe blanche étincelant dans le brouillard iridescent.
— L’heure tourne, Belgarath, appela Silk, qui menait deux chevaux par la bride.
Sire Loup hocha la tête.
— Rendez-vous dans deux semaines, à Sthiss Tor, dit-il à Garion.
Garion l’embrassa rapidement, puis il se détourna pour ne pas les voir partir et s’approcha de Mandorallen, assis à l’autre bout de la clairière, le regard perdu dans le brouillard.
— Amer toujours est le goût des adieux, soupira le chevalier, d’un air lugubre.
— Mais il y a autre chose, n’est-ce pas, Mandorallen ? insinua Garion.
— Tu es un garçon observateur.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous avez l’air bizarre, depuis deux jours.
— Je suis habité d’un sentiment étrange, Garion, et c’est un hôte indésirable.
— Oh ? Et qu’est-ce que c’est ?
— La peur, avoua brièvement Mandorallen.
— La peur ? Mais de quoi ?
— Des hommes d’argile. Je ne sais pourquoi, la découverte de leur existence m’a mis l’âme en déroute.
— Ils nous ont glacé le sang à tous, Mandorallen, lui confia Garion.
— Je n’avais encore jamais connu la peur, poursuivit tout bas Mandorallen.
— Jamais ?
— Pas même étant enfant. Les hommes de boue m’ont transi d’horreur, et j’ai eu désespérément envie de fuir à toutes jambes.
— Mais vous n’en avez rien fait, souligna Garion. Vous êtes resté, et vous les avez combattus.
— Cette fois, oui, admit Mandorallen. Mais la prochaine ? Maintenant que la peur a trouvé le chemin de mon âme, qui peut dire à quel moment elle choisira de me visiter à nouveau ? La vile peur ne reviendra-t-elle pas à l’instant décisif, quand l’issue de notre quête sera en jeu, pour étreindre mon cœur de sa main glaciale et me couper bras et jambes ? C’est cette perspective qui me ronge. Cruelle est la honte que m’infligent ma faiblesse et ma faute.
— Quelle honte ? De n’être qu’un homme ? Vous êtes trop dur avec vous-même, Mandorallen.
— Grande est la mansuétude de mon jeune ami, mais trop grave est ma défaillance pour un simple pardon. J’ai tendu vers la perfection et je pensais n’être pas arrivé trop loin du but. Et voilà que cette perfection, dont tout le monde s’émerveillait, est entachée. Amère est la découverte de cette réalité, déclara-t-il en se retournant, et Garion eut la surprise de voir des larmes dans ses yeux. M’aideras-Tu à revêtir mon armure ? lui demanda-t-il.
— Bien sûr.
— De cette carapace d’acier je ressens profondément le besoin. Peut-être, avec un peu de chance, mon cœur pusillanime s’en trouvera-t-il affermi.
— Mais vous n’êtes pas un lâche ! insista Garion.
— Seul le temps en jugera, souffla Mandorallen, dans un soupir à fendre l’âme.
Lorsque le moment fut venu pour eux de prendre congé, la reine Xantha tint à leur adresser quelques paroles.
— Nous vous souhaitons bonne route à tous. C’est bien volontiers que nous vous aiderions dans votre quête, si cela était en notre pouvoir, mais une Dryade est liée à son arbre par des liens qui ne peuvent être distendus, fit-elle avec un regard chargé de sentiment sur le chêne majestueusement dressé dans le soleil du matin. Indissociable est la chaîne d’amour qui nous unit.
Comme la veille, lorsqu’il avait vu le gros arbre pour la première fois, Garion eut à nouveau l’impression que quelque chose lui effleurait légèrement l’esprit. Et dans ce contact, il crut discerner un adieu, mais aussi quelque chose qui ressemblait à une mise en garde.
La reine Xantha échangea un coup d’œil surpris avec tante Pol puis elle observa attentivement Garion, et c’est d’une voix inchangée mais le regard pensif qu’elle reprit la parole.
— Quelques-unes de nos plus jeunes filles vont vous conduire jusqu’à la rivière qui marque la limite sud de notre Sylve. A partir de là, vous ne devriez avoir aucun mal à trouver la mer.
— Merci, Xantha, répondit tante Pol, en embrassant chaleureusement la reine des Dryades. Si vous pouviez faire savoir aux Borune que Ce’Nedra va bien, et qu’elle est sous ma protection, peut-être l’empereur serait-il un peu soulagé.
— Je n’y manquerai pas, Polgara, promit Xantha. Ils montèrent en selle et suivirent la demi-douzaine de Dryades qui les guidaient vers le sud à travers la forêt, en folâtrant devant eux comme des papillons. Mais Garion, qui suivait la piste forestière sinueuse en compagnie de Durnik, ne faisait guère attention à ce qui l’entourait. Il se sentait profondément déprimé, sans savoir pourquoi.
Vers le milieu de la matinée, il se mit à faire très sombre sous les arbres, et c’est en silence qu’ils chevauchèrent dans la Sylve maintenant obscure. L’avertissement que Garion avait cru percevoir dans la clairière de la reine Xantha semblait trouver un écho dans le grincement des branches et le bruissement des feuilles.
— Le temps doit être en train de changer, remarqua Durnik en levant les yeux. Je voudrais bien voir le ciel.
Garion hocha la tête et tenta de chasser le pressentiment d’un danger imminent.
Mandorallen et Barak avaient pris la tête de la colonne, l’un en armure, l’autre en cotte de mailles, tandis que Hettar fermait la marche avec sa veste de peau de cheval ornée de plaques d’acier rivetées. Ils semblaient maintenant tous harcelés par le sentiment inquiétant qu’une menace planait sur eux, et chevauchaient avec circonspection, la main prête à se poser sur leur arme, les yeux à l’affût du moindre danger.
Puis, tout d’un coup, ils furent encerclés par les légionnaires tolnedrains aux cuirasses étincelantes. Il en surgissait de partout, des buissons et de derrière les arbres, mais bien que leurs courtes épées fussent prêtes à entrer en action, ils ne livrèrent pas assaut.
Barak poussa un juron et Mandorallen tira violemment sur les rênes de son destrier.
— Ecartez-vous ! ordonna-t-il aux soldats, en abaissant sa lance.
— Du calme, le mit en garde Barak.
Les Dryades, après un regard surpris en direction des soldats, disparurent dans les bois lugubres.
— Qu’en dis-Tu, ô Messire Barak ? demanda allègrement Mandorallen. Ils ne doivent pas être plus d’une centaine. Les attaquerons-nous ?
— Il faudra qu’un jour nous ayons une bonne conversation, tous les deux, fit Barak en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Allons, soupira-t-il, en voyant que Hettar se rapprochait, autant en finir tout de suite, j’imagine. Qu’en pensez-vous, Mandorallen ? On leur laisse encore une chance de prendre la fuite ? suggéra-t-il en resserrant les sangles de son bouclier et en dégainant son épée.
— Fort charitable proposition, ô Messire Barak, acquiesça Mandorallen.
C’est alors qu’un détachement de cavaliers sortit de l’ombre des arbres, un peu plus loin sur la piste. Leur chef était un homme de grande taille, vêtu d’une cape bleue bordée d’argent. Son plastron et son casque étaient incrustés d’or, et il montait un étalon bondissant à la robe baie, qui piaffait sur les feuilles humides couvrant le sol.
— Magnifique, déclara-t-il en se rapprochant. Absolument magnifique.
Tante Pol braqua un œil glacial sur le nouveau venu.
— Les légions n’ont-elles donc pas mieux à faire que de tendre des embuscades aux voyageurs ? s’exclama-t-elle.
— C’est ma légion, ma Dame, lui signifia l’homme à la cape bleue, d’un ton arrogant. Et elle fait ce que je lui ordonne de faire. Je vois que la princesse Ce’Nedra est avec vous.
— L’endroit où je vais et avec qui j’y vais sont mon affaire, Messire, rétorqua Ce’Nedra, d’un petit air désinvolte. Cela ne regarde pas le grand-duc Kador de la maison de Vordue.
— Votre père est extrêmement inquiet, Princesse, reprit Kador. Toute la Tolnedrie est à votre recherche. Qui sont ces gens ?
Garion tenta de la prévenir en lui jetant un regard noir et en secouant la tête, mais il était trop tard.
— Les deux chevaliers qui mènent la marche sont messire Mandorallen, baron de Vo Mandor, et messire Barak, comte de Trellheim, proclama-t-elle. Le guerrier algarois qui garde nos arrières est Hettar, fils de Cho-Hag, chef des Chefs de Clan d’Algarie. Quant à la dame...
— Je peux parler pour moi, ma chère petite, la remercia doucement tante Pol. Je suis curieuse de savoir ce qui peut bien amener le grand-duc de Vordue si loin de son fief.
— J’y ai à faire, ma Dame.
— C’est l’évidence même.
— Toutes les légions de l’Empire sont à la recherche de la princesse, mais c’est moi qui l’ai retrouvée.
— On s’étonne de voir un Vordueux aussi disposé à retrouver une princesse Borune, observa tante Pol. Surtout quand on songe aux siècles d’inimitié qui ont opposé les deux maisons.
— Ne pourrions-nous mettre fin à ces propos oiseux ? suggéra Kador d’un ton glacial. Disons que j’ai mes raisons d’agir.
— Peu ragoûtantes, cela va sans dire, ajouta-t-elle.
— Je pense que vous vous oubliez, Madame, dit Kador. Je ne suis pas n’importe qui, et — mieux — je vais être quelqu’un.
— Et qui allez-vous être, Votre Honneur ? s’enquit-elle.
— Ran Vordue, empereur de Tolnedrie, annonça Kador.
— Tiens, tiens ? Et que fait au juste le futur empereur de Tolnedrie dans la Sylve des Dryades ?
— J’y défends mes intérêts, répondit Kador, non sans raideur. Et pour l’instant, il est essentiel que la princesse Ce’Nedra se trouve sous ma protection.
— Mon père pourrait trouver à y redire, duc Kador, fit Ce’Nedra, de même qu’à vos ambitions.
— Ce que Ran Borune peut dire ou penser ne m’intéresse aucunement, Votre Grâce, riposta Kador. La Tolnedrie a besoin de moi, et aucun stratagème borune ne m’empêchera de ceindre la couronne impériale. Il est évident que ce vieillard sénile projette de vous faire épouser un Honeth ou un Horbite afin de susciter des revendications illégitimes au trône, ce qui ne ferait que compliquer la situation, mais j’ai l’intention d’y mettre bon ordre.
— En m’épousant vous-même, peut-être ? insinua Ce’Nedra avec un insondable mépris. Vous ne vivrez pas assez vieux pour cela.
— Non, répliqua Kador. Loin de moi l’idée de briguer une épouse dryade. Contrairement aux Borune, la maison de Vordue tient à la pureté et à l’intégrité de sa descendance.
— Vous auriez donc l’intention de me séquestrer ? suggéra Ce’Nedra.
— Cela me sera impossible, je le crains. L’empereur a des oreilles partout. Je regrette vraiment que vous ayez choisi ce moment précis pour vous enfuir, Votre Grandeur. J’ai dilapidé des sommes importantes pour faire entrer l’un de mes agents dans les cuisines impériales, et obtenir une certaine quantité d’un poison nyissien très rare. J’avais même pris la peine de rédiger une jolie lettre de condoléances pour votre père.
— Trop aimable, déclara Ce’Nedra en blêmissant.
— Je me vois maintenant contraint d’agir sans détour, hélas, poursuivit Kador. Vous m’en voyez vivement désolé, mais il est probable que votre malencontreuse implication dans la politique tolnedraine trouvera un terme sous une lame aiguisée et quelques pieds de terre. N’y voyez surtout rien de personnel, Princesse ; il faut bien que je veille à mes intérêts, vous comprenez.
— Tes projets ne présentent qu’un petit défaut, ô duc Kador, intervint Mandorallen, en appuyant consciencieusement sa lance contre un arbre.
— Je ne vois pas lequel, baron, rétorqua Kador, d’un ton suffisant.
— Ton erreur aura consisté à T’approcher inconsidérément de mon épée. Tu peux d’ores et déjà tenir Ta tête pour perdue, or un homme sans tête n’a que faire d’une couronne.
Garion savait qu’une partie de la bravoure de Mandorallen provenait d’un besoin désespéré de se prouver à lui-même qu’il n’avait plus peur.
— Vous n’oseriez jamais faire une chose pareille, s’exclama Kador d’une voix mal assurée, en regardant le chevalier avec appréhension. Vous n’êtes pas assez nombreux.
— Tu es bien malavisé de penser cela, répliqua Mandorallen. Je suis le plus hardi chevalier actuellement en vie, et dûment armé. Tes soldats ne seront que fétus de paille en face de moi. Tu es perdu, Kador.
A ces mots, il tira sa grande épée.
— Ça devait finir par arriver, fit Barak avec un sourire tordu à Hettar, en dégainant à son tour.
— Je ne pense pas que ce soit la chose à faire, feula une voix inconnue, âprement.
Un homme vêtu de la robe noire maintenant familière et monté sur un cheval d’ébène sortit de derrière un arbre, non loin d’eux. Il marmonna rapidement quelques mots et fit un geste impérieux avec sa main droite. Une force obscure submergea Garion et un rugissement se fit entendre dans son esprit. L’épée de Mandorallen bondit hors de sa main.
— Grand merci, Asharak, s’exclama Kador avec soulagement. Je n’avais pas prévu cela.
Mandorallen retira son gantelet de mailles et se palpa la main comme s’il avait reçu un choc sévère. Hettar plissa les yeux et devint étrangement pâle. La monture noire du Murgo lui jeta un regard étonné et détourna les yeux comme avec mépris.
— Eh bien, Shadar, railla Asharak tandis qu’un sourire affreux s’inscrivait sur son visage couturé de cicatrices. Tu ne voudrais pas recommencer, je te prie ?
— Ce n’est pas un cheval, dit Hettar avec un insondable dégoût. On dirait un cheval, mais c’est autre chose.
— Oui, confirma Asharak. Quelque chose de bien différent, en effet. Tu peux plonger dans son esprit si tu y tiens, mais je pense que tu n’aimeras pas ce que tu vas y trouver.
Il se laissa glisser à bas de sa monture et avança vers eux, les yeux brûlants comme de la braise. Il s’arrêta devant tante Pol et s’inclina avec une courbette ironique.
— Je savais bien que nos routes se croiseraient à nouveau, Polgara.
— Tu n’as pas perdu de temps, Chamdar. Kador, qui était sur le point de mettre pied à terre à son tour, sembla surpris.
— Vous connaissez cette femme, Asharak ?
— Son nom est Chamdar, duc Kador, précisa tante Pol. Et c’est un prêtre grolim. Vous pensiez qu’il se contentait d’acheter votre honneur, mais vous vous rendrez bientôt compte qu’il s’offrait bien plus que cela. Tu auras été un adversaire intéressant, Chamdar, déclara-t-elle en se redressant sur sa selle, et la mèche blanche, au-dessus de son front, se mit soudain à briller intensément. Je te regretterai presque.
— Ne fais pas ça, Polgara, dit très vite le Grolim. Je tiens le cœur du petit dans ma main, et à l’instant où tu banderas ton énergie, il mourra. Je sais qui il est, et le prix que tu accordes à sa vie.
— C’est vite dit, Chamdar, riposta-t-elle en plissant les yeux.
— Tu es prête à courir le risque ? railla-t-il.
— Descendez tous de cheval, commanda Kador d’un ton sec, et, comme un seul homme, les légionnaires firent un pas en avant, d’un air menaçant.
— Faites ce qu’il dit, ordonna calmement tante Pol.
— La poursuite aura été longue, Polgara, reprit Chamdar. Où est Belgarath ?
— Pas loin d’ici, répondit-elle. Si tu pars en courant tout de suite, tu as une chance de t’échapper avant qu’il ne revienne.
— Non, Polgara. Je le saurais s’il était par ici, rétorqua-t-il en riant, avant de se retourner pour braquer sur Garion un regard intense. Tu as grandi, petit. Il y avait longtemps que nous n’avions pas eu l’occasion de bavarder, hein ?
Garion soutint son regard, tous les sens en éveil. Curieusement, il n’avait pas peur. Le combat qu’il avait attendu toute sa vie allait bientôt commencer, et quelque chose au fond de son esprit lui disait qu’il était prêt.
L’homme au visage balafré le regardait droit dans les yeux, en sondant son esprit.
— Il ne sait rien, n’est-ce pas ? Tu es bien une femme, Polgara, s’exclama-t-il en riant. Tu lui as celé la vérité rien que par amour du secret. Il y a des années que j’aurais dû te l’enlever.
— Laisse-le tranquille, Chamdar, fit-elle d’un ton impérieux.
Mais il ignora sa réplique.
— Quel est son vrai nom, Polgara ? Le lui as-tu dit ?
— Cela ne te regarde pas, répondit-elle platement.
— Mais si, Polgara. J’ai veillé sur lui presque aussi attentivement que toi, déclara-t-il en éclatant de rire à nouveau. Si tu as été une mère pour lui, moi, je lui ai servi de père. C’est un beau garçon que nous avons élevé à nous deux. Mais tu ne m’as toujours pas dit son vrai nom.
Elle se redressa de toute sa hauteur.
— En voilà assez, Chamdar, dit-elle d’un ton froid. Que veux-tu, à la fin ?
— Je ne veux plus rien, Polgara, répondit le Grolim. J’ai ce que je voulais. Vous allez m’accompagner, le garçon et toi, jusqu’à l’endroit où le Dieu Torak attend l’heure de son réveil. Je ne relâcherai pas un instant mon emprise sur le cœur du garçon, ce qui devrait m’assurer de ta docilité. Zedar et Ctuchik vont s’entre-tuer pour l’Orbe, à moins que Belgarath ne les retrouve avant et ne mette lui-même fin à leurs jours — mais je n’ai que faire de l’Orbe. C’est au garçon et à toi que je m’intéresse depuis le début.
— Tu n’essayais donc pas vraiment de nous arrêter, n’est-ce pas ?
— Vous arrêter ? répéta Chamdar, en éclatant de rire. Mais j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour vous aider, au contraire ! Ctuchik et Zedar ont tous deux des séides dans le Ponant. J’ai dû les abuser et les retarder à chaque tournant de la route afin de vous permettre de poursuivre votre chemin. Je savais que tôt ou tard Belgarath déciderait de la nécessité de poursuivre l’Orbe tout seul, et que je pourrais profiter de cette occasion pour remettre la main sur le garçon et sur toi.
— Mais dans quel but ?
— Tu n’as pas encore compris ? Quelles sont les deux premières choses que verra le Dieu Torak en rouvrant les yeux ? Sa promise et son pire ennemi, couverts de chaînes, à genoux devant lui. Je serai récompensé au-delà de toute espérance pour un aussi grandiose présent.
— Laisse partir les autres, alors.
— Les autres n’ont aucun intérêt pour moi, rétorqua Chamdar. Je les abandonne au noble Kador. Je doute fort qu’il trouve un avantage quelconque à les maintenir en vie, mais c’est à lui d’en décider.
— Espèce de porc ! enragea tante Pol, impuissante. Espèce de porc immonde !
Avec un sourire mielleux, Chamdar lui assena une claque violente en travers du visage.
— Tu devrais apprendre à contrôler ta langue, Polgara.
Garion eut l’impression que son esprit allait exploser. Dans un brouillard, il vit que les légionnaires exerçaient une étroite surveillance sur Durnik et les autres, mais qu’aucun d’eux ne semblait penser qu’il constituait un danger. Sans prendre la peine de réfléchir, il s’apprêta à fondre sur son ennemi en portant la main à sa dague.
— Pas comme ça ! C’était la voix intérieure, qu’il avait toujours entendue, mais elle n’était plus ni passive, ni désintéressée.
— Je vais le tuer ! dit silencieusement Garion, dans le secret de son esprit.
— Pas comme ça ! répéta la voix, d’un ton impérieux. Tu n’as pas une chance. Pas avec ton couteau.
— Comment, alors ?
— Rappelle-toi ce que Belgarath t’a dit : le Vouloir et le Verbe.
— Mais je ne sais pas comment faire. Je n’y arriverai jamais.
— Tu es ce que tu es. Je vais te montrer. Regarde ! Sans qu’il eût manifesté quelque velléité que ce fût, mais aussi clairement que si la chose se produisait à l’instant, il eut devant les yeux l’image du Dieu Torak se tordant de douleur dans le feu de l’Orbe d’Aldur. Il vit fondre le visage de Torak, et ses doigts s’embraser. Puis le visage se déforma et ses traits se modifièrent pour devenir ceux de l’observateur ténébreux dont l’esprit était lié au sien d’aussi loin que remontaient ses souvenirs. Une force terrible l’envahit tandis que l’image de Chamdar se dressait devant lui, environnée de flammes dévorantes.
— Maintenant ! ordonna la voix. Vas-y !
Il fallait qu’il le frappe. Sa rage ne se contenterait pas d’autre chose. Il bondit si vite sur le Grolim ricanant qu’aucun des légionnaires n’eut le temps de l’arrêter. Il leva le bras droit, et à l’instant où sa main frappait la joue gauche, couturée de cicatrices, de Chamdar, il sentit toute la force qui s’était accumulée en lui surgir de la marque argentée qui lui couvrait la paume.
— Brûle ! enjoignit-il avec une volonté farouche. Surpris, Chamdar fit un bond en arrière. Son visage se tordit de colère, puis il prit tout à coup conscience de la terrible réalité. L’espace d’un instant, il contempla Garion, les yeux exorbités, en proie à une horreur indicible, et ses traits se convulsèrent atrocement.
— Non ! s’écria-t-il d’une voix rauque.
La peau de sa joue se mit à fumer et à se racornir à l’endroit où il avait été atteint par la marque que Garion avait dans la main, et des volutes de fumée commencèrent à s’élever de sa robe noire comme si elle s’était tout à coup trouvée sur un poêle chauffé au rouge. Il poussa un cri perçant et s’agrippa le visage à deux mains, mais ses doigts s’embrasèrent. Alors il poussa une nouvelle clameur, et s’effondra sur la terre humide en se tordant de douleur.
— Ne bouge pas, surtout !
Cette fois, c’était la voix de tante Pol qui retentissait comme un cri dans l’esprit même de Garion.
Les hurlements stridents de Chamdar, dont le visage était maintenant entièrement environné de flammes, éveillaient des échos dans les bois obscurs, et les légionnaires s’écartèrent précipitamment de cette torche humaine. En proie à une nausée, Garion allait se détourner lorsque la voix de tante Pol se fit entendre à nouveau.
— Ne faiblis pas ! lui intimait-elle. Ne relâche pas ta volonté !
Garion resta penché sur le Grolim en flammes. Les feuilles mouillées qui tapissaient le sol se mettaient à fumer et se carbonisaient à l’endroit où Chamdar se débattait désespérément contre le feu qui l’embrasait maintenant tout entier. Des langues de feu jaillissaient de sa poitrine et ses râles allaient en s’affaiblissant. Il se releva dans un effort surhumain et tendit une main implorante en direction de Garion. Il n’avait plus de visage, et de lourdes volutes de fumée noire, huileuse, s’élevaient de son corps pour retomber sur le sol, à ses pieds.
— Grâce, Maître ! croassa-t-il. Grâce !
Le cœur de Garion se tordit de pitié. Toutes les années de cette proximité secrète qui s’était établie entre eux pesèrent sur lui.
— Non ! décréta la voix impitoyable de tante Pol. Il va te tuer si tu relâches ton emprise !
— Je ne peux pas ! fit Garion. Il faut que j’arrête ça !
Comme une autre fois, déjà, il commença à bander sa volonté, la sentant s’élever en lui telle une immense vague miséricordieuse, compatissante. Il se pencha à moitié vers Chamdar, tout entier tendu dans un intense désir de guérison.
— Garion ! retentit la voix de tante Pol. C’est lui qui a tué tes parents !
La notion qui se formait dans son esprit se figea.
— C’est Chamdar qui a tué Geran et Ildera. Il les a fait brûler vifs, exactement comme il est en train de brûler en ce moment. Venge-les, Garion ! Que le feu reste sur lui !
La rage, la colère qu’il avait portées en lui depuis que sire Loup lui avait parlé de la mort, de ses parents s’attisèrent dans son esprit. Le feu qu’il avait presque éteint l’instant d’avant ne lui suffisait plus tout à coup. La main qu’il s’apprêtait à tendre dans un geste salvateur se raidit. En proie à une fureur inextinguible, il la brandit devant lui, l’éleva vers le ciel. Une étrange sensation se fit sentir, comme un picotement, dans sa paume qui s’embrasa tout à coup, mais sans lui faire de mal, sans même qu’il éprouve la moindre sensation de chaleur, et une flamme bleue jaillit de la marque qui lui couvrait le fond de la main, s’enroula autour de ses doigts, brillant avec une telle intensité qu’il ne pouvait même plus la regarder.
Rongé par une mortelle agonie, Chamdar le Grolim recula devant ce flamboiement. Dans un ultime râle de désespoir, il tenta de masquer de ses deux mains son visage calciné, puis il fit quelques pas en arrière, s’écroula sur lui-même, comme une maison incendiée, et retourna à la terre.
— La vengeance est consommée ! fit à nouveau la voix de tante Pol. Ils sont vengés !
Et c’est avec une exultation croissante que sa voix retentissait maintenant dans les profondeurs de son esprit.
— Belgarion ! entonna-t-elle. Mon Belgarion ! Kador, dont le visage avait pris une vilaine couleur de cendre, recula en tremblant d’horreur devant les braises incandescentes qui avaient été Chamdar le Grolim.
— Sorcellerie ! s’écria-t-il.
— Comme vous dites, releva fraîchement tante Pol. Je pense que vous n’êtes pas encore mûr pour ce genre de jeux, Kador.
Les légionnaires terrifiés prenaient également leurs distances, les yeux encore exorbités à l’idée du spectacle auquel ils venaient d’assister.
— J’imagine que l’empereur va prendre toute cette affaire très au sérieux, leur expliqua tante Pol. Lorsqu’il apprendra que vous étiez prêts à tuer sa fille, il est probable qu’il en fera une affaire personnelle.
— Nous n’y sommes pour rien, se récria très vite l’un des soldats. C’est Kador. Nous n’avons fait que suivre ses ordres.
— Il se peut qu’il accepte cette excuse, reprit-elle d’un ton dubitatif. Mais en ce qui me concerne, je ferais en sorte de lui ramener une sorte de gage de loyauté. Quelque chose de particulièrement approprié aux circonstances...
Elle compléta ses paroles d’un regard significatif en direction de Kador. Plusieurs des légionnaires comprirent le message, car ils tirèrent leur épée et encerclèrent le grand-duc.
— Que faites-vous ? protesta Kador.
— Je pense qu’aujourd’hui, vous n’avez pas seulement perdu tout espoir d’accéder au trône, Kador, insinua tante Pol.
— Mais enfin, vous ne pouvez pas faire ça ! s’écria Kador.
— Nous sommes loyaux envers l’empereur, Messire, déclara l’un des soldats d’un ton sinistre, en appuyant la pointe de son épée sur la gorge du grand-duc. Vous êtes aux arrêts pour haute trahison, et si vous faites des histoires, nous nous résoudrons à ne rapporter à Tol Honeth que votre tête — si vous voyez ce que je veux dire.
— Que pouvons-nous faire pour Votre Altesse Impériale ? demanda l’un des officiers de la légion en mettant respectueusement un genou en terre devant Ce’Nedra.
La princesse, encore un peu pâle et tremblante, se redressa de toute sa petite taille.
— Livrez ce traître à mon père, exigea-t-elle d’une voix claire, et faites-lui part de ce qui s’est passé ici. Informez-le que c’est sur mon ordre que vous avez arrêté le grand-duc Kador.
— Nous n’y manquerons pas, Votre Grâce, répondit l’officier en se relevant d’un bond. Enchaînez le prisonnier ! ordonna-t-il d’une voix âpre, avant de se retourner vers Ce’Nedra. Votre Altesse souhaite-t-elle que nous l’escortions jusqu’au lieu de sa destination ?
— Ce ne sera pas nécessaire, Capitaine. Contentez-vous d’ôter ce traître de ma vue.
— Aux ordres de Votre Grâce, acquiesça le capitaine avec une profonde révérence.
Il fit un geste impérieux, et les soldats emmenèrent Kador.
Garion regardait la marque dans la paume de sa main. On n’y lisait aucune trace du feu qui y avait brûlé. Durnik, maintenant libéré de la poigne des soldats, le regardait en ouvrant de grands yeux.
— Je croyais te connaître, chuchota-t-il, mais qui es-tu, Garion ? Et comment as-tu fait cela ?
— Ce cher Durnik, qui ne veut jamais croire que ce qu’il voit, dit gentiment tante Pol, en lui effleurant le bras. Garion n’a pas changé ; il est toujours le même.
— Vous voulez dire que c’était vous ?
Durnik regarda les restes de Chamdar et détourna précipitamment les yeux.
— Evidemment. Vous connaissez Garion. C’est le garçon le plus ordinaire du monde.
Mais Garion savait bien qu’il n’en était rien. Le Vouloir qui avait agi était le sien, et le Verbe venait bien de lui aussi.
— Tais-toi ! s’exclama la voix de sa tante, dans sa tête. Personne ne doit savoir !
— Pourquoi m’as-tu appelé Belgarion ? demanda-t-il.
— Parce que tel est ton nom, répondit la voix de tante Pol. Maintenant, essaie de faire comme si de rien n’était, et ne me harcèle pas de questions. Nous en reparlerons plus tard.
Puis la voix ne fut plus là.
Les autres attendirent, un peu embarrassés, le départ des légionnaires encadrant Kador. Puis, lorsque les soldats furent hors de vue et que le besoin de garder une posture impériale ne se fit plus sentir, Ce’Nedra se mit à pleurer. Tante Pol prit la jeune fille dans ses bras et tenta de la réconforter.
— Je pense que nous ferions mieux d’enterrer ça, suggéra Barak avec un petit coup de pied dans ce qui avait naguère été Chamdar. Les Dryades n’apprécieraient peut-être pas que nous leur abandonnions ces restes encore fumants.
— Je vais chercher ma pelle, proposa Durnik. Garion se détourna et passa à côté de Mandorallen et Hettar. Il tremblait encore de tous ses membres, et il était tellement épuisé que c’est à peine s’il tenait sur ses jambes.
Elle l’avait appelé Belgarion, et ce nom avait éveillé un écho dans son esprit, comme s’il avait toujours su que c’était le sien — comme s’il avait été incomplet pendant toutes les années qu’avait duré sa brève existence, jusqu’à l’instant où ce nom était venu le parachever. Mais Belgarion était un être qui pouvait changer la chair en flammes, par le Vouloir et par le Verbe, et par le seul contact de sa main.
— C’est toi qui as fait ça ! accusa-t-il un coin bien précis de son esprit.
— Non, répondit la voix. Je t’ai seulement montré comment faire. Le Vouloir et le Verbe étaient les tiens. Garion savait que c’était vrai. Il se rappela avec horreur les supplications de son ennemi agonisant, et la langue de feu qui avait jailli de la main avec laquelle il avait repoussé cet ultime appel à la pitié. La vengeance qu’il avait désespérément appelée de ses vœux au cours des derniers mois s’était horriblement accomplie, mais le goût en était amer, bien amer.
Puis ses genoux ployèrent sous lui, il se laissa tomber à terre et se mit à pleurer comme un enfant, le cœur brisé.